Il y a trois ans, Sandrine* a placé sa mère, qui vivait chez elle depuis 33 ans, à l’EHPAD Yvon-Duval, « parce que je n’avais pas le choix, dit-elle avec regret. Je vais la voir tous les jours et ce que je vois est terrible. Il n’y a plus d’humanité vis-à-vis de nos parents. » Les mots sont forts. Sandrine pointe le manque de personnel, « plus assez pour un traitement humain. C’est moi, par exemple, qui lave les cheveux de ma mère. Les soignants sont débordés, ils n’ont plus le temps. »
Pénurie de matériel
« Il y a un mois, en pleine canicule, je suis arrivée à l’EHPAD, les soignantes pleuraient, rapporte Sandrine. Ma mère s’était retrouvée enfermée dans sa chambre, sans eau. Les aides-soignantes ne s’étaient pas rendu compte qu’elle n’était pas en bas pour les animations. Je l’ai retrouvée paniquée, les lèvres toutes sèches, allongée sur son lit. »
« Il y a un mois, en pleine canicule, je suis arrivée à l’EHPAD, les soignantes pleuraient »
Depuis le début de l’été, des problèmes de planning s’ajoutent au manque de personnel. L’EHPAD s’enfonce dans une crise sanitaire. « Je suis choquée. J’ai déjà travaillé dans deux EHPAD et je n’ai jamais vu ça ! », témoigne une infirmière arrivée mi-mai, complètement livrée à elle-même au bout de deux jours. « J’ai dû m’occuper seule du traitement médical des 80 résidents, du coup comment prendre le temps avec chacun ? Pour les soignantes, c’est la même chose. »
Cette professionnelle de santé assimile le traitement des résidents à de la maltraitance : « Certains restent au lit toute la journée parce qu’il n’y a pas assez de bras pour les lever ». Sandrine confirme : « Ma mère est paraplégique du côté droit, elle a des escarres parce qu’on ne la lève pas ». Pire encore, elle estime que les toilettes ne sont pas faites correctement : « Je le vois, je le sens. Ma mère a deux couches par jour, et c’est tout. »
La famille d’une autre résidente, âgée de 82 ans, fait le même constat. À tel point que l’une de ses filles a consigné dans un carnet ce que la vieille dame avait vécu durant la première quinzaine de juillet. Sa sœur Sandra* raconte : « Ma mère est restée en pyjama tous les jours, son verre d’eau était sale et n’a pas été changé durant plusieurs jours. Sa toilette était faite sur les toilettes et la douche prise une fois par semaine. » Sandra indique aussi que sa mère s’est cassé le col du fémur suite à une chute. « Elle s’était emmêlé les pieds dans les fils de sa poche de réhydratation. L’infirmier lui avait posé bien trop tôt dans l’après-midi parce qu’il n’y avait personne pour le faire la nuit. Pour moi, c’est une faute ! »
Soignants et familles ont aussi dû composer avec la pénurie de matériel. « Il n’y a plus de gants de toilette jetables, ni de solution hydroalcoolique. On est même restés une semaine sans papier toilette. Tout ça parce que les bons de commande ne sont pas signés en temps et en heure, souffle Marie, l’infirmière. Ce qui se passe ici, c’est une honte, c’est tout ! »
Des signalements auprès de l’ARS
L’agence régionale de santé (ARS) confirme avoir reçu plusieurs signalements de la part des familles, des soignants. Elle affirme « avoir diligenté une inspection de la résidence. La procédure est toujours en cours. On va attendre les résultats de l’enquête pour prendre des mesures ».
L’ARS finance la partie soins de l’EHPAD, donc les postes de soignants, tandis que le conseil départemental finance l’hébergement. Tout cela est consigné dans une convention tripartite entre ces deux structures et la maison de retraite. La convention précise les conditions de fonctionnement de l’EHPAD sur le plan financier et donc le nombre de postes nécessaires au bon fonctionnement de la résidence. L’ARS n’a pas souhaité communiquer le montant de son financement.
(*) Prénoms d’emprunt.
Elles ont besoin de parler, de sortir ce qu’elles ont sur le cœur, pour aller mieux, mais aussi par devoir, « pour les résidents. C’est pour eux qu’on se bat », glissent trois aides-soignantes « au bord de l’épuisement ».
Depuis le début de l’été, la situation ne fait qu’empirer à l’EHPAD Yvon-Duval. « On travaille à quatre le matin et quatre l’après-midi pour 80 résidents, alors qu’on devrait être onze par jour. » Un nombre très insuffisant au vu des tâches à accomplir.
Des cas lourds à gérer
Les soignantes doivent gérer des cas lourds : personnes en fin de vie, atteintes d’Alzheimer, ou paraplégiques. « On ne peut faire que le minimum, une toilette au lit, et les levées quand on peut. Si on a dix minutes avec un résident dans la journée, c’est bien, affirment-elles. Moralement, physiquement, on n’en peut plus. »
La faute à des plannings anarchiques, à des contrats en CDD non renouvelés en temps et en heure, selon les soignantes. « C’est le bazar dans les plannings, on ne peut pas les afficher car on ne sait pas qui sera présent. Nous sommes au total 11 titulaires jour et 13 CDD. Le 30 juin, ces derniers n’avaient pas signé de contrats de travail mais ils sont quand même venus travailler. Ils n’ont signé leurs nouveaux contrats que trois jours plus tard. Le 1er juillet, elles n’étaient que trois CDD à travailler, dont une nouvelle arrivée laissée seule avec un cas Alzheimer. » Sans compter que depuis un an, « l’infirmière coordinatrice est en arrêt maladie et n’est pas remplacée. Nous sommes obligées de faire nous-mêmes les plannings, même si ce n’est pas notre rôle ». Des faits qui s’accumulent et rendent le travail extrêmement difficile chaque jour un peu plus : « Il ne faut pas l’oublier, l’EHPAD n’est pas un endroit comme les autres. Ici, on gère de l’humain. »